Pourquoi ce n’est pas urgent… ni important
Les cadres et dirigeants que j’accompagne sont souvent pris dans une succession de priorités. La to-do list ne se vide jamais, et l’équilibre de vie s’en ressent. A l’heure du télétravail massif, cet article propose une relecture du diagramme dit d’Eisenhower, pour en retirer une autre approche de ce qui est réellement important pour nous, et ce qui devrait être notre véritable urgence.
Ces dernières années, de nouvelles maladies professionnelles ont fait leur apparition, la plus connue étant le burnout. On parle aussi de bore-out, de désengagement de la part des générations plus jeunes, qui montrent que le cadre professionnel, dans une illusion de flexibilité et d’efficacité apportée par les outils modernes, est devenu une cause majeure de stress. La plupart des cadres sont surchargés, ont l’impression d’enchaîner des activités toutes prioritaires et impossibles à différer : réunions obligatoires, priorités incontournables, dossiers en retard, coups de fils, négociations à préparer et à tenir. Beaucoup emportent chez eux des dossiers ou un ordinateur, et ont du mal à décrocher intellectuellement. Qui n’a pas un smartphone à portée d’oreille ou de regard à la maison ? Le télétravail massif, lié à l’inquiétude du lendemain n’a pas arrangé les choses : les cadres travaillent encore plus, et privés de relations gratifiantes, sont au bord de l’épuisement.
Pour progresser dans la gestion de son temps, il est utile de représenter ses activités sur un diagramme urgent / important. En reprenant par exemple son agenda de la semaine, comment se classent les activités ?
On observe que les managers sous pression passent 90% de leur temps dans des actions prioritaires, et les 10% restants dans des actions de délassement, ni urgentes, ni importantes.
En raffinant ce schéma connu comme le diagramme d’Eisenhower, on définit quatre zones qu’on a pris l’habitude d’appeler : Problèmes / Planification / Distractions / Déviations.
Urgentes mais peu importantes, certaines activités encombrent mon agenda. J’y trouve une valeur ajoutée personnelle et une certaine satisfaction à les réaliser. En y réfléchissant, je sais bien que je devrais les déléguer ou les abandonner. Mais cela demande du courage, et puis, à quoi bon ?
Ni urgentes ni importantes, d’autres actions agissent comme des temps de récréation. Ce n’est pas seulement prendre le café, mais aujourd’hui traîner sur les réseaux sociaux ou sites d’information sans but précis, en ayant l’impression d’apprendre quelque chose.
Urgentes et importantes, d’autres activités sont de mon niveau, de mon ressort, et appellent à une action immédiate, souvent pour éviter une catastrophe ou prendre une action déterminante.
Enfin non urgentes mais importantes, ces activités permettent de prendre de la hauteur de manière à éviter les «coups de feu» de la zone précédente. Elles sont pour cela qualifiées de « planification ». Dwight Eisenhower s’efforçait de passer le plus de temps possible dans la zone de «planification», pour éviter d’être submergé par les problèmes. C’est ce qui guidait son action dans la préparation de l’opération Overlord alias le débarquement de Normandie en 1944.
Reprendre la maitrise de son temps Dans l’analyse de nos activités, considérons comme suspectes toutes celles qui commencent par « il faut, je dois ». Elles nous sont comme imposées de l’extérieur. Les situer dans le diagramme urgent / important sert à redevenir maître d’une partie de son temps à travers quelques questions :
Pour la case distractions, est-ce utile pour moi, pour mes relations ? Cela répond-il à une demande ? Si je ne le faisais pas du tout, que se passerait-il ?
Pour la case déviations, à qui puis je le déléguer, tout en sachant que cela va me demander un investissement initial? Puis-je baisser le niveau de qualité qui me conduit à continuer de m’y investir ? Puis-je renoncer à la valorisation que j’en retire ?
Dans la case problèmes, est-ce que j’aurais pu les éviter ? Est-ce que je me donne la liberté de (ou est-ce que j’ose) refuser cette mission ?
Enfin, dans la case planification, comment faire pour anticiper les difficultés à venir, empêcher qu’elles se produisent, réduire leur impact ? Comment également aligner mon intérêt avec celui des autres parties prenantes ? On retrouve les fondamentaux de la gestion de risque. Finalement, cette analyse conduit à conserver des activités choisies ou au minimum consenties, c’est-à-dire dont nous sommes psychologiquement maîtres.
Important non urgent : le bluework s’intéresse aussi à la performance de l’organisation Cependant, planifier et réfléchir à déminer les problèmes à venir demande un effort considérable. Il faut réussir à se décentrer et à penser selon d’autres modalités que celles de la résolution de problème. Je garde en mémoire la remarque reçue lors d’un séminaire de direction que j’animais : « on est bouffés par les urgences, mais quand il n’y en a plus, eh bien, on ne sait plus quoi faire ! »
On rejoint là les notions de bluework (pensée créative) et de redwork (action productive) de David Marquet, dans son ouvrage Leadership is language. De manière à franchir la marche qui nous permet de réfléchir autrement, il est nécessaire de bloquer du temps à l’avance, et de réserver une plage de temps suffisante. En effet, aucune urgence ne nous incite à entrer dans cette activité et on ne peut attendre de l’inspiration du moment qu’elle nous y entraine. Au contraire, elle nécessite de prendre de la hauteur, de se reconnaître vulnérable et dans l’incertitude, pour envisager toutes les éventualités « opérationnelles ».
L’important non urgent recouvre aussi les domaines duals, comme l’organisation, la répartition des tâches, la qualité des relations entre les personnes, l’intention collective traduite dans une feuille de route. Beaucoup passent à côté de cette dimension, qui fait toute la différence entre un métier de gestion, et un rôle de direction ! Ceux qui ont le mot « directeur » dans leur fonction en sont-ils conscients ?
S’entretenir soi-même : un domaine délaissé Les activités importantes non urgentes nous concernent aussi de manière plus personnelle. Chacun sait qu’en économie, pour produire, il faut entretenir son outil de production. Notre outil de production dans notre situation actuelle, ce sont nos compétences, notre santé, notre métier actuel, nos relations. Et demain ? Tant de choses peuvent arriver, comme l’a amplement démontré la crise sanitaire actuelle. Du reste, beaucoup de cadres sont désemparés en cas de licenciement. Ce n’est pourtant pas faute de répéter qu’il faut entretenir son employabilité…
Alors, comment entretenons-nous notre outil de production personnel pour qu’il permette de faire face demain ? Prenons-nous le temps d’apprendre, constamment ? Misons-nous du temps pour entretenir nos relations ? Une célèbre étude d’Harvard sur le bonheur qui dure depuis 75 ans montre que ceux qui réussissent le mieux leur vie sont ceux qui ont une vie relationnelle riche. Prenons-nous soin de notre santé ? Par exemple, à combien de temps remonte notre dernier rendez-vous de dentiste ?
Reprendre le pouvoir sur sa vie
En nous focalisant davantage sur les activités urgentes et importantes qui nous contraignent à une « réaction », nous pouvons nous rendre compte que nous avons cédé une partie du pouvoir sur notre temps, donc sur notre vie, à quelqu’un d’autre. Est-ce à un employeur, un conjoint, une raison supérieure ? Le plus souvent hélas, c’est à nous-même, mais sans l’avoir vraiment décidé. Notre situation nous commande. « Pourvou que ça doure », prêtait-on à Laetitia Bonaparte. Et mieux vaut ne pas déplaire, ne pas s’affirmer, renoncer à mon choisir mon chemin pour ne pas risquer… quoi en fait ?
Au contraire, il est intéressant d’examiner les différents rôles que nous endossons dans notre famille, dans nos engagements sociétaux, dans notre secteur professionnel. Que voudrions-nous pour nous-mêmes dans chacun de ces rôles ? Quels sont nos rêves ? Pourquoi sont-ils importants ? A quelle ambition de vie répondent-ils ?
Si nous réussissions dans cette ambition, comment serions-nous dans cinq ans ? Et pour finir, si nous imaginions avoir atteint l’un de nos rêves dans cinq ans, quels conseils pourrions-nous nous donner à notre moi d’aujourd’hui ?
Et pourquoi y avait-il urgence à changer… ?